Galerie Dix9 19 rue des Filles du Calvaire 75003 Paris France
Yuan Yanwu a retrouvé des petites photos jaunies de son enfance alors qu’elle vivait avec ses grands parents maternels à Shanghai .
Elle a deux, cinq, neuf, treize, quatorze , quinze ou seize ans.
Moment de redécouverte de soi, comme dans le miroir où, petite fille, elle se regardait en cachette, grimpée sur un petit tabouret.
Une installation recrée le dispositif à l’origine du travail tandis que dans une vidéo, Yanwu s’adresse au spectateur.
Aujourd’hui, face à ces photos, Yanwu questionne cette image de soi comme Autre (dans l’enfance) face au miroir.
Plus qu’un souvenir à réactiver, l’enfance est chez elle un idéal à créer. Photographie? Peinture? Yanwu dépasse la photographie, elle peint à l’ordinateur puis revient à la photographie; elle recrée à partir de la photo, allant au-delà de la réalité observée. Elle se met dans la peau de l’Autre, cet Autre qui fut elle et n’est plus elle.
Plus que de la photo, plus que de la peinture, ce travail tend à donner un autre statut aux images
Yuan Yanwu enfant a toujours détesté les photos. Et elle a choisi de devenir photographe. Paradoxe que ses étranges « autoportraits de jeunesse » peuvent nous aider à comprendre. Il s’agit bien de son visage, mais elle ne l’a pas photographié elle-même. Elle a exhumé, selon la métaphore freudienne, des images d’elle dans les archives familiales puis s’est mise à les retoucher. On a peint et sculpté d’après photo. Yanwu photographie, elle, d’après photo, en utilisant des photos d’elle, prises par d’autres. Des ready-made qu’elle retravaille pour nous présenter comme de vraies photos d’enfance les produits trompeurs d’un logiciel.
Le mensonge serait d’ailleurs invisible sans ce titre en forme d’énigme et le traitement délibérement néo-pictorialiste des images retouchées. Un travail subtil parce qu’il ne se voit pas d’emblée.
Outre que la pudeur chinoise s’y opposerait, Yanwu ne se penche pas, attendrie, sur ses souvenirs. Ce n’est pas une évocation nostalgique mais plutôt une invocation. Il s’agit pour elle de ré-inventer son image pour l’affirmer enfin. Non pas ressusciter le passé mais ranimer les traces obscures d’un traumatisme, pour les transformer en moments féconds de re-création de soi. Travail sur soi mais en une sorte de narcissisme négatif. Travail troublant, ancré sur les douleurs de l’enfance, dont l’assise autobiographique est déterminante mais qui, par sa densité fantasmatique très forte, possède une résonance universelle.
Tout a été changé des photos d’origine, avec le passage de l’argentique au numérique, la modification de l’échelle, l’agrandissement de photos minuscules, la focalisation sur son personnage.
Yanwu s’est appliquée à nettoyer les zones sombres… tout un programme pour un analyste. Et à colorer l’image comme pour faire revenir la chair, faire surgir la vie, la singularité. La suppression des décors et des personnages qui l’entouraient( seul ne restant que son portrait en gros-plan, hors contexte) renvoie à l’enfant qui ne dispose d’aucun repère pour comprendre ce qui lui arrive. On sait que la perte d’amour est aussi une perte de sens. Patient travail d’archéologie. Elle creuse ses photos, elle détoure son visage.
L’artiste a méticuleusement redessiné, repeint les anciennes photos jusqu’à les recouvrir entièrement. En ont été gommées les imperfections et l’usure. Yanwu a mal à la mémoire et elle répare les vieilles photos comme ses meurtrissures. Les portraits imaginaires de Yanwu sont comme ces chantiers de restauration
menés en Chine où pour sauver un monument rien souvent ne subsiste de l’ancien.
L’artiste par son travail de retouche, semble se livrer à son tour au jeu de la censure qu’elle a subie ? Elle en a mimé les gestes pour mieux les miner de l’intérieur, en procédant par élimination et rajout, en maniant la coupure, le blanc, le caviardé. Ces opérations conduisent à nous interroger sur ce qui mêle dans un même mouvement le politique et le plus intime, la censure idéologique et l’intégrisme d’une éducation trop stricte.
Yuan Yanwu n’a de cesse dans ses photos retouchées d’en répudier les vrais auteurs, comme si elle exorcisait une enfance malheureuse. Sous l’image sage affleurent l’histoire d’une famille brisée, les blessures intérieures d’une petite fille.
Des photos épurées où ce qui s’est passé est caché. Des photos elliptiques mais qui nous font signe qu’il y a quelque chose à trouver. Comme le jeu de cache-cache qu’adorent tant les enfants même s’ils ont toujours peur qu’on ne les retrouve pas. Comme la photo du jardin d’hiver, celle qu’on ne nous montrera pas, qu’on ignorera toujours et qu’on reconnait parce qu’elle est inscrite en chacun de nous, comme l’énigme que nous cherchons tous à résoudre.
La retouche est aussi une protection, ce qui autorise aux désirs inconscients le passage au conscient. Elle agit comme dans le rêve: le refoulé peut accéder au niveau conscient à condition d’être déformé, déguisé, travesti. Ainsi seulement ce qui est latent peut devenir manifeste. Ainsi seulement Yuan Yanwu peut nous ouvrir son album de photos.
Les photos de Yanwu sont de celles qui plaisaient à Barthes parce qu’elles sont silencieuses et non pas tonitruantes. C’est qu’elles sont photographies d’une absence à soi, d’un silence têtu. D’un alignement ordonné, d’une place qu’elle devait prendre, de gestes qu’on attendait d’elle et qu’elle exécutait comme un automate. Yanwu a toujours détesté être prise en photo, elle savait d’instinct qu’il y a un risque de s’y perdre. Avec les séances de photo, elle subissait, dans une symbolique exacerbée, ce regard qu’elle ne supportait pas. Protocole strict de la photo de famille qui renvoie à d’autres emprisonnements.
Sa démarche de réappropriation de photos anciennes vient moins renouveler le constat de la mort de l’auteur que tirer son parti d’une nécessité : s’inventer à partir d’elles, contre elles, une identité puisqu’il était impossible de faire revivre celle qui n’avait pas vraiment vécu. Elle ne se reconnaissait pas dans ces icônes familiales. Elle s’y sentait étrangère. Avec une sensation de vertige face à ces doubles fabriqués par le regard des autres, de l’Autre. Ses « autoportraits » ont gardé la trace de cette sensation d’inquiétante étrangeté. Impossible d’être désir et sujet, d’être différence, d’être soi. Ne restait que la souffrance liée à une image idéale de petite fille modèle, ni vivante ni réelle, petite fille morte parce qu’elle n’est qu’une projection des adultes, « dead thing » dirait Mike Kelley. Il n’est pas indifférent à cet égard que l’artiste soit une femme et qu’elle appose enfin son nom sur ces photos.
Se sentir vidée,traversée par le regard de l’autre sans possible repli ni refuge. Devenir pure surface qui réfléchit le regard sévère impitoyable de l’autre : c’est ce que dit son visage figé, fermé, sans expression. Elle nous regarde de face, avec des yeux singulièrement fixes, des yeux morts.
Et son seul signe de résistance est sans doute de refuser de sourire. Signe discret de son dégoût de rentrer dans le champ, c’est-à-dire dans le rang. Refus de se soumettre entièrement à l’Autorité, à l’Ordre, à la Loi Paternelle qui ne sont que d’autres noms pour le Destin, l’Histoire, le Temps, le pouvoir implacable de la pulsion de Mort, « tout ce qui vous souille et vous détruit » selon Modiano. Et ce refus de sourire, c’est peut-être le secret dérisoire et précieux de Yanwu.
Eric VINASSAC
16.06.2009