© Nicolas Savary
Cette exposition cultive la volonté de montrer à travers quatre regards d’artistes, une vision critique qui déclencherait une réflexion sur cet âge que l’histoire contemporaine considère à juste titre, comme intermédiaire dans le développement de l’indi- vidualité ; tout en proposant des tendances thématiques distinctes liées, aux pratiques actuelles du médium photographique. Nicolas Savary et Yveline Loiseur privilégient la vision sociologique à option conceptuelle qui contextualise la place de l’adolescent dans le cadre historique, en le reliant aux données spaciales, architecturales, et à la place de la photographie de classe revisitée dans les conventions esthétiques usuelles. Marion Poussier et Marie-Noêlle Boutin lui préfèrent l’approche sensible de l’adolescent dans son univers quotidien ou intime, intégrée dans le portrait de groupe où chacun se reconnaît dans la théâtralisation des postures de sa relation à l’autre ; ou bien de la description psycho- logique personnalisée, où la solitude des expressions saisies dans leur intériorité renvoie à la grâce et à la beauté éphémères de l’instant. Ces différentes démarches se recoupent d’ail- leurs et s’interpénétrent dans la monstration gobale, créant des ponts qui constituent son unité.
Nicolas Savary
né en 1971 à Bulle (Suisse) vit et travaille à Lausanne
L’âge critique
Fribourg (Suisse), 2006
© Nicolas Savary
L’âge critique : Âge où une modification importante se produit dans le tempérament. Historiquement c’est au 19ème siècle que la notion d’adolescence a été accolée à celle de période critique. Et Agnès Thiercé historienne s’est appliquée à en décrire l’évolution jusqu’en 1914. « Au XIX ème siècle, la signification négative de crise domine : l’adolescence est rupture mais plus encore péril. La notion de « moment critique », omniprésent dans « l’Emile », est reprise tout au long du XIXème siècle et devient conscience d’un véritable danger pour l’individu et la société ». Histoire de l’adolescence, Paris, Berlin 1999.
Nicolas Savary artiste plasticien et photo- graphe, qui a réalisé ce travail pour une commande photographique à Fribourg en 2006 ajoute : « Cette vision négative exige des mesures, à la fois de contrôle et de protection à l’en- contre de l’adolescent. C’est donc à l’intérieur d’établissements scolaires isolés du monde, en particulier de la ville, que l’étude sur l’ adolescence va s’opérer . » « La fortune de l’idée de crise adolescente tint à la grande transformation survenant à cet âge, en premier lieu sexuelle, sa fonction sociale ne saurait être niée: elle permet de faire passer les mouvements et revendications sociales de la jeunesse comme de simples conflits de génération puisqu’il faut bien que « jeunesse se passe ». Idem Agnès Thiercé Au début du XX ème, on voit une forte croissance des constructions d’écoles et d’établissements scolaires qui vont créer un espace et un temps propices pour encadrer cette communauté en gestation, pour la mettre en quelque sorte à l’abri des dan- gers de la société environnante, à laquelle elle semble si exposée, de par sa fragilité psychique et physiologique. La mission première de ces espaces architecturaux et de leur encadrement pédagogique consistera donc à soustraire cet âge, qui suit l’école primaire et précède le régiment, du vide qui le guette, laissant place au question- nement angoissé des jeunes adolescents sur leur avenir et leur intégration future dans la société.
Cette vacuité qui a le plus souvent été apparentée au désœuvrement, ou à l’inaction, est donc la source de cet état de crise, que l’école a pour fonction de canaliser afin d’y remédier. Aussi pédagogues, hommes d’église, juristes, travailleurs sociaux et éducateurs, psychologues ou politiques ont-ils pour fonction d’encadrer les reven- dications et désideratas de cette jeunesse en construction. On s’aperçoit alors, après la seconde guerre mondiale, qu’au sein de l’espace public, ces groupes d’adolescents sont perçus comme bruyants, incontrôlables ou même menaçants et qu’il convient de calmer leurs tensions au travers d’une approche architecturale appropriée. Aujourd’hui, dans la droite ligne de la révolution morale de Mai 68, l’on observe de manière récurrente dans la littérature, dans le cinema ou le petit écran, que le sujet “adolescent” est perçu de manière doublement négative, au sens de “dangereux” : danger pour lui-même et pour les autres. On invoque les risques qu’il encoure à cause de son alimentation, de sa sexualité, de sa consommation de drogues, de ses maladies psychiques, et addictions à la télévision, aux jeux vidéos ou aux portables ; tout cela concourant aux yeux de la majorité à associer cette jeunesse à un climat de violence, plus souvent fantasmé que réel. On convient, dès lors afin d’éviter des débordements, de façonner ce climat dans un moule éducatif rigoureux, qui parvient pourtant de moins en moins à oblitérer les causes sociales du malaise, beaucoup plus redevable à la situation des classes défavorisées qu’à une quelconque et improbable “identité adolescente”. Et à défaut, Savary de conclure : “ « Pour des raisons de sécurité et d’efficacité, l’architecture scolaire doit permettre la gestion des mouvements et des horaires avec la rigueur d’une mécanique horlogère... De même, on ne se déplace pas librement en classe. On doit demander la permission pour « aller boire » ou « sortir aux toilettes ». La distribution des tables reste constante durant l’année, mais elle peut évoluer selon le fonction- nement de la classe.” Les mouvements, postures des élèves sont donc chorégraphiés par l’autorité sco- laire, et déclinés dans les structures institutionnelles qui vont du directeur, des enseignants, aux surveillants, secrétaires, et personnels de service. C’est fort de cette analyse préalable et de son observation en amont, que Nicolas Savary a effectué ses prises de vues dans divers établissements suisses. Il n’est pas parti dans cette étude avec la volonté de réaliser des instantanés prélevés du quotidien scolaire, mais a mis en place un dispositif où les élèves ont participé à une mise en scène de leur propre vie dans ces établissements. Approche qui a nécessité de longs temps de préparation et de maturation partagés. Ce travail, s’est donc imposé au fur et à mesure, comme une sorte d’enquête visuelle, devenue produit d’un choix concerté entre l’opérateur et ses sujets photographiés. Mais il a su préserver une dimension psychologique subjective et introduire une distance conceptuelle, qui permet au spectateur ultérieur de développer une réflexion tant soit peu objective.
Avec les réflexions et les textes tirés de l’album “l’âge critique” de N. Savary
Yveline Loiseur
Photo de classe
Pont-Audemer, 2006
© Yveline Loiseur
Yveline Loiseur a choisi de travailler dans le cadre d’un projet conçu par le Pôle image Haute Normandie et le FRAC Haute Normandie pour le lycée Jacques Prévert, dans l’esprit de la frise et de « la peinture murale», où la dynamique descriptive des portraits de groupe reposerait selon ses termes, sur « le jeu des regards et des postures, qui par leur diversité installent une pulsation, un battement». Elle a réussi en composant chaque image, positionnée au sein d’une scénographie d’en- semble, à construire une suite signifiante qui interpelle l’esprit des spectateurs, et des parents d’élèves confrontés au miroir actuel ou imaginaire de leurs propres adolescents, entourés de leur univers inconnu, faisant naître l’ambition de recréer une forme nou- velle de «photo de classe».
Elle a pu y parvenir en faisant participer les élèves à l’élaboration des prises de vues, au travers d’ une mise scène épurée, où le fond neutre ne disperse pas le regard. Ses modèles ont pu jouer ou rejouer leurs rôles de person- nages en quête d’identité collective, mimant des attitudes et des émotions, reflet mala- droit de leur relation avec leurs camarades. Ils posent aux côtés de ceux que les élections électives rapprochent. Et le résultat ne s’est naturellement pas fait attendre, au travers de ces scènes juxtaposées, à la fois compo- sées et spontanées dans l’expression, mais dénuée d’anecdotes psychologiques, émergent ces simples moments de pose, et de pause entre deux cours, tout à la fois exceptionnels pour ce qui deviendra sans doute réminiscences véritables de cet âge éphémère, riche d’ennui et d’inten- sité. Tel est aussi le rôle de la photographie : devenir souvenir, de visages oubliés, du sien propre au milieu des autres, qui ramènent moult évènements joyeux ou contingents à la conscience.
Dans le cadre du projet Un artiste - Une classe.
Au Lycée Jacques Prévert Pont Audemer Frac Haute Normandie/Pôle Image Haute Normandie
© Yveline Loiseur
Marion Poussier
Un été
Morlaix, Fouesnant et Avignon, 2003-2005
© Marion Poussier
Certaines images de Marion Poussier, sont déjà devenues mythiques, comme disent les jeunes, non qu’elles soient plus ou mieux diffusées que d’autres, mais qu’elles marquent aussitôt l’esprit du sceau de leur évidence, images évidentes de l’adolescence au coeur de l’été, où viennent se bousculer tant de réminiscences enfouies, pour ceux qui ont vieillis, et de rêves au présent avides d’avenir pour ceux qui le vivent encore. L’été ce temps de tous les amours et de toutes les tristesses, habités des rêves les plus fous car «l’on n’est pas sérieux quand on a dix sept ans»(A.R) ... Et Marion Poussier nous fait comprendre une fois de plus, que le vrai n’est pas toujours garantie de vérité, et que le faux, (entendez dans l’ optique Jeff Wallienne : composition et récit distanciés) ; peut engendrer plus de naturel qu’un prélèvement instantané... Ce «naturel» qui semble être ici le fruit d’une mise en scène savamment dirigée, n’est en fait que le résultat d’une rencontre entre le photographe et ces adolescents spontanément laissés à eux- mêmes, dont résulte que leurs postures fleurent tant le vrai, et impliquent cette adhésion immédiate. Et c’est ce paradoxe entre la théâtralisa- tion induite par le sens du jeu des adoles- cents qui se mettent en scène, et cette impression de réalité primesautière saisie par l’artiste comme simple témoin, qui crée ce décalage entre distanciation et naturel et renforce malgré les artifices, l’ambiguité de cette période très justement surnommée : “critique”. Période de vacances de cet été qui décrit à la fois une époque, avec ses attitudes, ses costumes et ses mimétismes, une période de l’année, chérie de la jeunesse, mais aussi une ambiance intemporelle, qui inter- pelle différentes générations. Marion poussier note : «La question du «paraître» et de la «représentation, inhérente a l’adolescence est au cœur de ce travail. Mais si ces images montrent le côté théâtral des attitudes adolescents, c’est aussi leur propre personnalité qui transparait, fragile et vulnérable. « Il y’a en effet une dimension psychologique dans ses descriptions pudiques, qui révèlent à travers les postures du corps l’état d’esprit des protagonistes. Cette fille cigarette au bec qui s’isole sur des tapis de sport, cette blondinette à la bouche pincée qui s’abandonne à une rêverie du soleil baignant la pièce jaune, la timidité gênée des deux adolescentes, debouts en maillots de bains noirs dans un moment arrêté qui surplombe ces deux garçons qui les écoutent, ces copines qui s’étreignent tout autant qu’elles se congratulent comme un encouragement tendre, ces conciliabules entre groupes d’ados absorbés et la solitude impudique à proximité de ces duos perdus dans leurs baisers, ces poses affectées mélancoliques ; tous ces tableaux vivants dont l’unité réside dans le silence qui réu- nit ces figurines muettes nous renseignent sur ce présent fragile, à peine dans un souffle d’action, sur cette attente contenue, cette espérance candide d’où suinte un vague sentiment d’ennui latent, toutes suspensions de ce temps arrêté qui font et défont la jeunesse.
© Marion Poussier
Marie-Noëlle Boutin
Territoires de jeunesse
Ribérac, Bruxelles (Belgique), 2011-2012
© Marie-Noëlle Boutin
Là où Marion Poussier décrivait les situations et les liens intimes qui unissent les adolescents, là où Nicolas Savary les mettait en situation dans l’architecture et leur positionnement corporel, là où Yveline Loiseur les mettait en scène recréant des fresques plas- tiques, sorte de nouvelles photos de classe, Marie-Noëlle Boutin a traqué la grâce de cet âge précaire, et pour ce faire s’est penchée sur l’intériorité délicate de chaque être, saisie dans sa faille sensible. Cette approche nécessitait que l’on s’approche, et que l’on réalise des portraits, qui rendent compte à travers chacun de cet univers intérieur qui fait se rejoindre le singulier et l’universel. Univers si ténu, mais si obstinément révélé par la photographe qu’il ressemble étrangement le plus à ce que les adolescents veulent cacher, ou ne pas montrer. Et c’est donc sur un travail de portraits que se clôture ce paysage des «adolescences critiques», là où l’individu est appréhendé dans ce qui le caractérise personnellement et le différencie des autres. Et il faudra donc sans cesse revenir sur ces images, pour en percevoir la tonalité discrète, car elles sont si timides comme les sujets qu’elles photographient, qu’elles se livrent difficilement au premier regard, qui pourrait ne nous ren- voyer qu’aux postures quotidiennes de la banalité sociologique d’un reportage.
Ces images ne se suffisent donc pas à elles- mêmes, elles nous invitent à un au delà, nous donnent envie de connaître le sujet par delà l’art, flirtant avec son mystère. Elles sont dénuées d’artifices de composition ou de représentation sociale, Marie-Noëlle Boutin s’étant faite toute petite derrière son viseur, presque oublier, en réduisant sa mise en images, au seul cadrage et à ses déplacements dans la respiration ambiante. Et cela seul concourt à délivrer ce sentiment de fugacité de l’instant, qui lorsqu’il est bien pris, révèle l’intensité du battement de l’être : la grâce. Ces adolescents sont plongés dans la ville, qui est le décor dans lequel ils vivent, et qui fait penser à l’univers de Gus Van Sant, où le temps de pose ne semble pas les figer, où ils sont attrapés avec délicatesse dans une action, dont on sait qu’elle se poursuivra hors du champ. Marie-Noëlle Boutin illustre bien le concept de la lucarne photographique, où le médium ne contient pas tout le message, et où le prélèvement instantané fait figure de passage, d’ouverture sur une réalité insaisissable, qui ne se contente pas d’image, comme un passeur de lumière.
© Marie-Noëlle Boutin
Photos © Marie-Noëlle Boutin © Marion Poussier © Yveline Loiseur © Nicolas Savary
Vignette © Nicolas Savary