Conakry – 2003 #1, photographie nb sur papier baryté, 51 x 62 cm, Courtesy Galerie Jean Brolly © Ananias LEKI DAGO
Centre de photographie de Lectoure 5, rue Sainte-Claire 32700 Lectoure France
« Un archipel, ainsi se présente cette édition éclatée de L’été photographique : plutôt qu’un tout unifié, un foisonnement de lectures du monde. En effet, comment lire autrement ce monde, toujours changeant, à se décomposer et se recomposer sans cesse, alors qu’il est depuis peu entièrement visible pour toute la planète, mais divisé, compartimenté, seulement unifié – ou plutôt standardisé – par l’emprise croissante du marché ?
« La pensée archipélique convient à l’allure de nos mondes. Elle en emprunte l’ambigu, le fragile, le dérivé. [...] Nous nous apercevons de ce qu’il y avait de continental, d’épais et qui pesait sur nous, dans les somptueuses pensées de système qui jusqu’à ce jour ont régi l’Histoire des humanités, et qui ne sont plus adéquates à nos éclatements, à nos histoires ni à nos moins somptueuses errances. La pensée de l’archipel, des archipels, nous ouvre ces mers » Edouard Glissant, Traité du Tout-monde.
Archipéliques également, les lectures photographiques d’Ananias Léki Dago et de Chimène Denneulin, dont la force plastique, dans des registres différents, donne toute sa visibilité à cette structure fragmentée d’un monde où partout coexistent et se chevauchent le local et le global, le standard international et les particularités culturelles. Cet enchevêtrement, c’est la « créolisation » selon Edouard Glissant: « Ma proposition, écrit-il, est qu’aujourd’hui le monde entier s’archipélise et se créolise.»
Pour Ananias Léki Dago, « Le créole, c’est une liberté de parole, on déconstruit une langue pour en construire une nouvelle. La photographie, ajoute-t-il, c’est mon créole. » Construire sa propre langue est une démarche commune à plusieurs artistes de cet Eté photographique : Chimène Denneulin introduit délibérément dans des documents photographiques des formes de l’art contemporain comme le monochrome. Lucas Belvaux et Claudia Imbert trouvent leur expression dans un va-et- vient entre écritures cinématographique et photographique : « dans ces allers et retours entre photographie et cinéma, Claudia Imbert trouve une écriture sensible qui lui est propre » écrit Armelle Canitrot, tandis que le réalisateur de « 38 témoins » et de « Rapt » décrit comment les photos qu’il prend pour les besoins de ses films prennent, des mois plus tard, une autonomie. Dans la maison de la Cerisaie, l’installation de Pascal Navarro entraînera les visiteurs dans une méditation sur la photographie inspirée par Les années d’Annie Ernaux, qui nous rappelle que « Toutes les images disparaitront ». De fait, les milliers d’images qui composent l’installation de Navarro resteront invisibles.
Claudia IMBERT, La famille incertaine, Sans titre #5, 2011, Tirage lambda, 75x100cm, edition de 3, © Claudia Imbert courtesy Galerie Marie Cini
On observe que toutes les expositions citées se rejoignent sur la question du statut de l’image, à l’instar de celle d’Arnold Odermatt, qui est au centre de cette édition de l’Eté, mais aussi de celle de Marcos Lopez, capable de produire aussi bien, selon la nature de son propos, des portraits sobres souvent teintés de surréalisme que de grandes images pop-latino au kitch débridé quand il ironise sur le bonheur promis aux Argentins par le libéralisme.
La question du statut de l’image se pose avec une acuité particulière pour l’œuvre d’Arnold Odermatt, cet « homme-œil » selon l’expression imagée d’Harald Szeemann, qui l’exposa à la Biennale de Venise. En effet, les fonctions documentaires et pédagogiques mises en avant par le photographe sont loin de suffire à expliquer la profusion et la qualité de sa production. C’est son fils, le cinéaste Urs Odermatt, qui sera le premier à attribuer à l’œuvre de son père un statut artistique. La complicité ainsi établie déclenchera entre le père et le fils ce va-et-vient entre photographie et cinéma repéré chez Claudia Imbert et Lucas Belvaux.
Bien explicite en revanche est la nature artistique de la démarche de Nicola Costantino, qui n’est pas photographe, mais sculptrice, sculptrice de son propre corps, que, dans la série de photographies exposées à Lectoure, elle substitue aux figures des chefs d’œuvres de l’histoire de l’art. Ainsi, elle utilise la photographie pour créer l’imitation du chef d’œuvre dans lequel elle a subrepticement introduit son double. Cette démarche « transformiste » s’apparente à celles de plasticiens tels que Claude Cahun, Cindy Sherman ou Michel Journiac.
A l’opposé, la photographe Adriana Lestido ne se situe pas, au moins prioritairement, sur un terrain artistique. Son travail est d’abord documentaire et l’inscrit dans la longue cohorte des photographes compassionnels inaugurée par Eugene Smith. Il s’agit pour elle de faire connaître et de dénoncer la souffrance de certaines catégories de femmes. Mais par leur force plastique, ses photographies acquièrent une éloquence qui transcende leur statut documentaire et enrichissent la relation du regardeur avec les personnes photographiées.
Parmi les événements artistiques de cette édition, l’exposition d’Arnold Odermatt rend justice à une œuvre très peu montrée en France, alors qu’elle a fait l’objet d’expositions importantes en Suisse, Allemagne, Etats-Unis et à la Biennale de Venise en 2001. Autre événement marquant : l’éclairage donné à la scène photographique argentine par les trois expositions installées dans l’ancien tribunal, proposé par Patricia Avena Navarro, commissaire invitée. Enfin, on pourra découvrir les photographies du cinéaste Lucas Belvaux, dont ce sera la première exposition. » François Saint Pierre
Arnold ODERMATT, Buochs, 1965, c-print, 50 x 50 cm, © Urs Odermatt, Windisch, CH, Courtesy Springer & Winckler Galerie, Berlin and Galerie GP&N Vallois, Paris